Bande à part (extrait)

 

Chaude journée de ce dimanche après-midi d'octobre, et je me dis que je devrais aller voir l'immeuble où habitait Céline, rue Lepic, ayant lu l'adresse récemment dans une biographie, et nous prenons la voiture Emmanuelle et moi pour monter jusqu'à la place Pigalle, et continuer à pied pour constater que le Ballajo est muré, va probablement être détruit, comme de nombreuses maisons bordant le boulevard Clichy, et nous remontons la rue Antoine, où d'horribles travelos sud américains font le tapin sous un soleil lourd qui les rend encore plus gras, lippus, dégueulasses, et ils ressortent bien dans cette rue étroite et vide et je me dis qu'il faut vraiment être pervers pour se payer ça, puis la rue Piemontesi, à gauche rues Vernon et Germain Pilon, avec la pente montante abrupte où on s'attend à chaque moment à quitter ce siècle tellement c'est à la frontière du temps, pour combien de temps encore, enfin l'escalier qui monte vers le ciel et aux Abbesses,


au coin de chez Julien, un troquet que je fréquentais dix ans plus tôt avec une loubarde parisienne, bon souvenir, à mon premier retour de New York, et dont la clientèle n'a pas changé, puis nous redescendons vers Clichy, quelques jardins avec maisons individuelles, même des palissades en bois çà et là, pour prendre la voiture et nous garer en bas de la rue Lepic, l'entamer ainsi, comme pour un pèlerinage, mais un incident survient, un détail, mais on s'engueule quand même, et elle part seule dans la rue, je la suis peu après, la perd de vue… et arrive au grand virage Lepic Abbesses, je continue ma rue, très belle, presque d'époque si on retirait les voitures, avec des vues imprenables en plongée sur Paris, des troquets de même, et à droite, je vois une plaque qui indique que Van Gogh a habité là chez son frère Théo de 1886 à 1888 et je monte la pente… pour demander à une bourgeoise d'âge moyen, au niveau du numéro 5 qui y pénètre, panier de courses à la main, du quartier donc, si elle sait où habitait Céline, moi hésitant entre le numéro 82 et le 98, ayant oublié ma lecture bibliographique. La bourgeoise devant le numéro 5 est bien brave, d'allure ménopausée, connaît Céline, a entendu parler de lui en tout cas, sait qu'il a habité la rue… mais où… et là-dessus arrive ce qui ressemble à un mari, le sien peut-être, et elle lui demande s'il sait à quel numéro, et lui, genre intellectuel de gauche qui aurait besoin d'un bon dentiste vu l'état de ses dents, me jette un regard torve et à la question de sa légitime "tu connais où habitait Céline ? " rétorque d'un "ah ça non ! " et la pousse devant pour s'engouffrer à sa suite dans l'immeuble, et tant pis pour lui que je me dis, je ne lui donnerai pas l'adresse de mon dentiste, et je continue ma remontée et sur le trottoir en face, deux femmes descendent dans ma direction, trente ans environ, bras dessus dessous, légères et sensuelles, ce qui me fait traverser et les aborder, avec toujours la même question. " Céline… C'est qui ça ? " Elles me sourient, curieuses, disponibles, je leur dis qu'il s'agit d'un écrivain et qu'il habitait le quartier comme Van dont j'ai vu la plaque plus bas. " Ah ! Van est connu ", qu'elles me répondent, incrédules " Votre Céline est-il aussi connu ? " Je leur confirme qu'oui, aussi connu, pas aussi populaire, pas en France en tout cas, mais connu, plus qu'un peu, vu qu'il a mis tous les mythes à plat et que cela n'a pas plu, à personne, ni gauche ni droite, alors on l'a mis un peu à l'index, vu tout cela et encore, mais tout ça, je leur dis pas, bien sûr… Je leur dis qu'il a écrit sur le quartier, et même qu'il l'a descendu avec un chariot à bras, peut-être même cette rue Lepic ou une autre descente vertigineuse avec tout son barda dessus, oui écrit sur les gens du quartier, les gens de la rue, que je leur dis, et qu'elles devraient le lire. Elles sont pleines de bonne volonté, rigolent entre elles, quelque chose les amuse, moi peut-être, le nom de l'écrivain, très féminin pour un homme, en tout cas elles me proposent, gentilles, de me montrer la maison de Dalida à la place… Je rigole à mon tour, leur répète de lire Céline, le Voyage ou Mort à Crédit, touche l'épaule de l'une d'elles, toutes deux radieuses dans cette descente en plein soleil, blondes, minces, de belles dents, des visages qui ont vécu, compréhensifs, et je réalise qu'elles ne sont ni de petites bourgeoises ni des connes de secrétaires, mais des putes, il n'y a que des putes pour avoir une certaine aisance ainsi, elles me conseillent de m'adresser au bar un peu plus haut "ils connaissent tout ", et repartent.
Le bar se trouve au coin de la rue Tholoze, en face du moulin de la Galette, enfermé en haut, dans la verdure… et le café la Galette d'où émerge un type, genre étranger artiste, à qui je pose la question ; Il lui faut un moment pour comprendre " Céline, Céline… ah ! oui…, Je n'en sais rien. " J'admire la rue qui chute en bas, de la terrasse vers un Paris lointain, la verdure qui camoufle le moulin de l'autre coté, au sommet du monticule, à peine visible… Paris a encore des beautés à découvrir, des riens, des vues, passages, coups d'œils inattendus, comme le dimanche matin, le boulevard saint Michel, vide, du haut de sa colline plonge vers la Seine ou la rue saint Jacques… me surprennent toujours, tous les dimanches matin, quand nous allons, tous les trois, faire du Kung Fu au Luxembourg… Enfin…
J'arrive au 98 qui est une petite maison avec une galerie au rez-de-chaussée, j'entre, une Japonaise inexpressive apparaît, je lui demande la même chose, si elle sait où habitait Céline et elle répète la phrase en s'arrêtant sur Céline… Céline… perdue, me regarde de ses yeux sans cils, dans un visage rond, lunaire, je lui demande s'il y a quelqu'un qui parle français ici, elle répond qu'elle parle français ici, je lui repose la question qu'elle répète mot à mot… Je regarde autour de moi, dans la galerie, murs blancs, des cadres vides accrochés dessus, des toiles vides sans cadres également, l'art dans son dépouillement total, je la remercie, elle le répète en écho, je sors, elle reste dedans…
Décidément… Un peu plus haut, un petit attroupement devant un autre moulin devenu un restaurant, astiqué et retapé neuf, où des touristes se prennent en photos souvenir… Un peu plus loin, une femme mûre promène son chien minuscule, je l'aborde, "savez-vous où habitait Céline dans cette rue ? Vous savez, l'écrivain… " Elle, aimable, répond qu'elle ignore l'écrivain mais est sûre que rue Lepic il n'y a pas de trace de ce nom, me suggère d'aller voir juste en face, l'avenue Junot, où de nombreuses plaques sont posées. Une autre, plus âgée, s'approche de nous, familièrement prend part à la recherche, suggère quant à elle, le syndicat d'initiative, où j'arrive au milieu d'une énorme foule, place du Tertre, et derrière le guichet du syndicat, une jeune femme affairée à échanger les devises, et c'est bien de l'initiative mais aucune idée sur Céline, tout est concentré sur les taux de change, elle ne connaît pas même le quartier qu'elle m'avoue en rigolant...
Je redescends et prends le rue Girardon qui mène à l'avenue Junot, me dis que décidément les fascistes les plus dangereux sont les cons et les bien-pensants, ceux-là mêmes qui jugent comme personne d'autre n'oserait le faire, ceux-là mêmes qui vous tuent pour votre bien ou vous oblitèrent et c'est eux qui ont tout fait pour effacer toute trace de Céline ici en tout cas, et je tombe sur la place Marcel Aymé et son passe-muraille en bronze, décidément, et en face, passage Girardon, parallèle à l'avenue, une banderole est étendue devant le numéro 2, sur la grille d'une petite cour " Galerie Gen Paul expose un artiste "…
Incroyable !… Gen Paul et Céline étaient des potes… et j'ai vu des photos de Gen Paul et de sa femme dans leur atelier justement dans la deuxième partie de la bio de François Gibault... Gen Paul en train de jouer du piston devant son chevalet, avec des amis…
J'entre dans une petite cour grillagée qui longe un rez-de-chaussée et dedans un atelier composé de deux pièces, sur la gauche une table de réception et au fond, la seconde pièce, le chevalet et les instruments de Gen dessus, tout recouvert de peinture, une vraie sculpture, sur les murs les tableaux d'un jeune artiste, et face à l'entrée, une table avec le livre d'affabulation des visiteurs. Je m'adresse à la vieille dame assise derrière la réception, dos à la rue, rempli d'espoir cette fois ci. " Dites-moi, personne ne semble connaître où habitait Céline rue Lepic… Vous le savez, n'est ce pas ? " Elle me regarde, déconcertée. " Il n'y a pas de plaque ? " qu'elle me demande.
" Non… "
" Ah vous savez, on a mis Céline un peu à l'écart ".
" Mais madame, c'est bien l'atelier de Gen Paul… et Céline et lui étaient des potes à une époque… " Je suis prêt à lui bondir dessus, je me sens maintenant frustré, et elle m'énerve, avec son manque de savoir, d'intérêt même.
" Vous savez, je ne sais pas grand-chose, je suis là uniquement pour rendre service, remplacer la dame qui s'occupe ici… Elle est partie et doit revenir bientôt. Moi, je ne connais pas grand-chose sur le quartier… "
A ce moment, à travers la vitre, je vois une femme petite, trapue, long manteau vert, un visage énergique encadré par des cheveux plats, une frange droite sur le front, à la démarche sûre, qui se dirige vers l'atelier, qui entre et à qui je pose la question.
" Venez avec moi, Céline habitait en face d'ici " et on sort et elle me pointe l'immeuble qui est en face et fait angle de la rue Norvins et de la rue Girardon, le 21, elle indique le cinquième étage. " Voilà, c'était là qu'il habitait, et le propriétaire actuel avait posé une petite plaque commémorative à coté de la fenêtre, mais on lui a demandé de l'enlever ".
Décidément, même au 5e étage, Céline est un proscrit dans ce quartier… Ici, ville haute, ville basse, un peu partout dans le pays, lui pourtant tant admiré par toute une génération américaine de Henry Miller à Ginsberg, le génie qui a donné le rythme de la musique au texte, à une langue figée dans son corset de syntaxe, qui a libéré la littérature de tous ses tabous et quelques autres. Mais tous ces intellectuels qui ne sont que ça à gauche, aigris, aux idées balisées, biaisées, aux cerveaux sclérosés, staliniens hier, pro-américains aujourd'hui, contorsionnistes comme personne, pas même le grand fakir n'oserait, aux opportunismes affichés, assaisonnés de ce ragoût mesquin que les Français véhiculent, oublient qu'en ostracisant Céline, ils lui rendent un sacré service, contribuent à sa légende, celle qu'il a voulue lui-même, d'auteur maudit et persécuté, celle qu'ils lui firent depuis belle lurette, dès qu'ils virent qu'il ne jouait pas mais pas du tout le jeu, cet iconoclaste des sectes si prisées ici, des confréries en bloc, lui chez qui rien n'était trop sacré pour ne pas en rigoler…
Je me dis que peu d'auteurs m'ont autant fait rire que lui, m'ont autant libéré l'esprit, ont autant exprimé le profond de ce que nous pensons mais n'osons jamais écrire, non, n'osons pas dire ou si peu, n'est ce pas…
Quand je pense que j'ai acquis dans la même semaine Vogue la Galère et pour 10 francs, et un peu avant la première édition de Casse Pipe, et que les volumes recherchés me tombent sous la main sans effort, je me demande si c'est la coïncidence ou le destin lui-même en personne qui joue… Ainsi, me voilà dans ce lieu tant recherché, ce triangle magique plus dur à découvrir qu'un volume rare, le coin de la rue Lepic, Girardon et avenue Junot, sans oublier la rue Norvins et tout le reste… J'observe les pistons sur le chevalet, un violon, tout couvert de peinture, comme une couche du temps… Abandonnés…
Dehors, la femme me pointe l'étage, se tourne. " Vous savez, il partait tous les matins avec son vélo scooter pour aller travailler au dispensaire… Mais vous devez savoir tout cela… "
Pendant qu'elle me parle, je me demande à qui est l'atelier et je lui pose la question, qu'elle ignore, ma curiosité augmente, je repose la question et elle me sort presque à contre cœur, "A mon mari. "
" Vous êtes madame Gen Paul ! " que je m'exclame, m'attendant à tout sauf cela, et pendant qu'elle confirme, je revois la photo d'elle et lui dans cet atelier des années auparavant, juste là, derrière nous, comme si j'arrivais au terme d'une recherche en une plongée soudaine à travers le temps ou l'ayant oblitéré tout simplement, et si les voitures disparaissaient et les chaussées redevenaient en macadam et le piston se mettait à jouer et une silhouette en manteau long et chapeau enfourchait un scooter là devant nous et si tout cela se déroulait en noir et blanc, mais j'y suis pratiquement là…
" Je n'ai plus de tableaux de mon mari… alors j'ai voulu réactiver son atelier en exposant un jeune artiste… vous savez, rien ne m'est resté… tous les tableaux vendus depuis longtemps… rien "
" C'est une très bonne idée madame… il faut exposer tout ça… " Je suis prêt à l'approuver en tout, je suis prêt à tout, " mais vous devez avoir des tas d'histoires à raconter… des petits rien… et des grands… d'autres encore, peut-être… "
" Oui, mais c'est ma vie privée. "
Je la sens déjà méfiante, comme au début, pour avouer l'atelier. " Vous avez, je suppose des photos ? " Je me retiens pour ne pas lui demander si elle a des volumes de Céline dédicacés, des petites notes de sa main, des riens, comme ça… une note d'épicerie, qui sait, tout me ferait plaisir, et je suis prêt à payer, en pleine transe célinienne que je suis depuis un certain temps, depuis les achats des livres, les lectures biographies, les relectures de ses textes, bref un vrai fanatique qu'elle a là cette brave femme, pourrait arrondir bien des fins de mois en une vente ou deux si elle sait saisir l'occase, mais elle se méfie, a du voir d'autres sinistres de mon genre sur cette piste, alors… elle se méfie, je fais tout pour ne pas la bousculer.
" Oui, j'ai des photos que j'aimerai faire publier dans un livre ".
Je ne lui dis pas là-dessus que j'écris, moi aussi devenu méfiant, ayant peur de lui faire peur, bref nous sommes tombés dans un vrai rapport banal au lieu de planer, mais c'est ainsi, c'est difficile d'être autrement dans cette société où tout le monde est comme tout le monde, n'est pas…
" Mais venez dans l'atelier, laissez-moi votre adresse pour le comité de soutien de l'atelier ".
Voilà, j'avais bien raison, je la suis néanmoins, laisse mon adresse, une projection dans un futur incertain au lieu de saisir à plein le présent, mais c'est ainsi, c'est plus ou moins toujours ainsi, il suffit de voir les touristes incapables de voir alors ils photographient, incapables d'être là et ils prévoient déjà l'ailleurs, mais pour revenir à nous, elle me demande de marquer quelque chose dans le livre d'impressions pour la galerie et j'écris : à la recherche de Céline, rue Lepic, que personne ne semble connaître, quelle surprise et joie de tomber sur l'atelier Gen Paul, et mieux encore, de rencontrer à ma grande joie, son épouse…ou quelque chose de ce genre, banal, mais c'est ainsi, et l'émotion m'a fait oublier le vrai texte, mot à mot…
Je redescends par la rue Lepic, à la recherche d'Emmanu, mais ni elle ni la voiture ne sont plus là, et je prends la direction de la place Clichy, en me disant que plus on ignore Céline, et je me souviens qu'il n'existe aucune trace passage Choiseul, ni au 64 ni au 67, et pourtant Mort à Crédit est situé là, plus on le planque, plus son mythe grandit… et un mec qui dérange tant me séduit pas moins, au contraire, héhé… Oui, plus on l'enterre et plus il vit et je ne connais aucun auteur français qui a su si bien établir sa légende de son vivant, même aujourd'hui avec les moyens de communication et de promotion, comme lui, comme quoi on peut vivre et prospérer malgré les gens bien-pensants, ceux-là mêmes qui vous lynchent pour votre bien, vous convertissent de force, n'est-ce-pas, ceux qui ont Dieu de leur côté, pas moins, les persuadés de leur droit absolu sur les autres, qu'on entend tant aujourd'hui, à l'unisson, les plus dangereux…
Place Clichy, à coté de la bouche du métro, un stand de journaux, comme on n'en voit plus, déployé en éventail très large, rempli de magazines, de cartes postales, d'images et de couleurs, une vraie fête des yeux, et assise en plein centre, devant le kiosque, une femme maquillée, charnelle, tout à fait baisable d'emblée, ce qui est rare de nos jours avec toutes ces femmes artificielles et sans vie, un vrai personnage des rues du quartier d'antan, et je m'arrête, et vois d'autres qui sortent du même genre du métro, et un groupe de loubards en cuir est là, et je revois mon enfance boulevard Edgar Quinet, et je me dis que c'est un véritable tableau illuminé par ce coucher du soleil, un bouquet qui m'est offert, qui couronne cette balade et je prends le métro pour rentrer et tombe sur Emmanuelle devant notre maison et lui raconte ce qui s'est passé, elle qui vient juste de rentrer en voiture, mais elle fait l'indifférente, encore restée sur notre dispute, et on s'engueule brièvement quand je lui dis d'oublier et je rentre et elle sort et je bois deux whiskys à la maison et elle revient, et nous décidons de repartir pour l'atelier car je veux qu'elle fasse une photo de la femme dans l'atelier…On ne sait pas ce que demain porte…
Vingt minutes plus tard, nous sommes à Clichy, et je me demande où se trouve le bonheur, dans ce qu'on possède déjà et qu'il faut approfondir, vivre pleinement, où dans la quête de ce quelque chose qu'on n'arrive ni tout à fait à définir ni vraiment jamais à saisir, mais qui nous fait espérer peut-être, qui sait, c'est quelque part, nulle part, le bonheur n'existe que dans des moments et entre ces moments, nous vivons sa perte ou en cherchons de nouveau la trace, mais à Clichy, je demande à Emmanuelle de descendre photographier la fille au milieu de son kiosque et nous arrivons cinq minutes plus tard en haut de la rue Lepic et avenue Junot, où je vois à travers les vitres que la femme du peintre encore là, à parler au téléphone, et Emmanuelle y va, attend qu'elle ait fini et lui dit qu'elle vient de ma part et voudrait faire une photo d'elle devant le chevalet, la femme commence par refuser, puis accepte en lui disant que nous aurons le temps de nous revoir elle et moi, et la photo faite, on reprend la descente en voiture et Emmanuelle me raconte tout ça, moi qui suis resté tout le temps au volant à écouter une cassette des Stones, et la descente est belle, comme tout l'est après un succès, et l'avenue et toutes les rues paraissent en virages qui découvrent à fur et à mesure leurs mystères, cafés d'époque, tout est nouveau, inconnu, incomparable, plein de ce charme frais et mon quartier me paraît fade à coté, je le connais trop, et des souvenirs surgissent, le temps où je fréquentais, brièvement, dans les années soixante-dix, années très sauvages chez moi, remplies d'une violence inouïe de la vie, de l'amour, de nuits et de mort, quand je fréquentais un peu donc la Fourche, et très jeune, oh mémoire incontrôlable, la place du Tertre, la Crémaillère, où je l'ai emmené, il y a un an environ, pour lui montrer le dernier endroit de la place non restauré, pas foutu donc, et quand nous sommes arrivés, il était fermé pour travaux et ainsi l'endroit où je passais des nuits blanches à dix-huit ans a disparu avec son vrai zinc très long, sa piste de danse usée et sa salle donnant sur jardin à l'arrière…
Tout passe, d'où l'urgence de cette photo, la haut, si rien d'autre à venir de cette rencontre…

 



© Dragan Babich. Tous droits réservés. 

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