Mescalero
Le Pacific North West est encore
couvert par endroits d'une vaste Rain Forest que nous pénétrons
quelque part le long de la Columbia River le premier jour de notre arrivée
dans la région et qui nous absorbe dans une réalité
visuelle telle, que j'ai l'impression d'être sous l'effet du mescal.
C'est un choc culturel de couleurs, de lumières, d'ombres, de
formes qui nous submergent
je vois des corps de femmes nues, je
vois des phallus, je vois des têtes d'animaux fabuleux, je vois
des serres, je vois des gueules de dragons, je vois un enchevêtrement
de troncs, de pierres, de sources qui jaillissent, de plantes, de reflets,
d'humidité, de silence épais, de cris déchirants,
de craquements longs des arbres, je vois des yeux
des yeux avec
toutes les intensités de regards, de toutes les formes et couleurs
que je réalise pour la première fois l'exactitude des
peintures de corps des Indiens, l'expressionnisme de leurs masques,
de leurs rituels, si près de la nature, qui est cette nature,
et plus nous avançons avec précaution, plus nos sens s'habituent,
nos pas trouvent l'appui, plus nous nettoyons notre vision, plus nous
commençons finalement à entrevoir la possibilité
que nous avons perdue, qui est celle de VOIR
Maintenant que nous sommes dedans, il faut y être complètement
et sur des boulders noirs, polis et glissants sous une cascade, nous
enlevons nos chaussures et continuons la progression pieds nus
La forêt nous enivre tout en aiguisant les sens et je ressens
le bien -être d'appartenir à un tout, ce qui me donne une
force de progression malgré qu'il n'y ait aucune piste à
suivre et qu'il faille se frayer un passage avec de nombreuses déviations
causées par le terrain et la végétation. Cy est
aussi ravie que moi et me signale que nous sommes perdus, sur quoi nous
faisons une pause. Se perdre dans la forêt peut devenir dramatique,
mais j'ai l'impression que nous sommes en compagnie d'un esprit qui
nous voit, nous guide et nous continuons notre marche qui nous mène
plus loin, plus profond, pour arriver finalement vers une sortie qui
donne sur une route où nous tombons sur une camionnette qui nous
ramène vers notre point de départ. Nous réalisons,
en roulant, que nous avons passé un sacré temps dans la
forêt et en rejoignant notre voiture, je constate que le jour
se couche et qu'une heure plus tard, nous étions vraiment perdus.
L'esprit de la forêt nous a été bienveillant à
partir du moment où nous l'avons touché pieds nus, ce
que je comprendrai plus tard en rencontrant des Indiens, et nous a acceptés
en sentant notre manque de peur, sinon nous ne serions jamais sortis
indemnes
Nous rentrons chez nous, dans notre maison en bardeaux, comme toutes
les maisons du coin, que nous occupons depuis peu, dépourvue
de meubles ou presque, un matelas au sol dans l'une des chambres à
coucher, une coiffeuse avec miroir et une chaise, l'autre est vide,
on possède aussi deux pièces communicantes avec un porche
couvert d'un côté et la cuisine de l'autre qui est équipée,
également une salle de bain. Les deux pièces de séjour
principales ont un chauffage à gaz, une table et deux chaises.
Pas de rideaux, rien de plus
Tous les murs et plafonds sont peints
de blanc et cela donne une luminosité exceptionnelle avec de
nombreuses fenêtres dans cet endroit de rez-de-chaussée
surélevé d'un mètre cinquante de la rue.
Une longue rue bordée de maisons semblables, la nôtre se
trouve sur l'intersection de plusieurs rues, en face de nous un bar,
plus loin un garage station- service et au coin de la dernière
intersection, un vendeur de beignets ouvert vingt-quatre heures, ce
qui est une animation de la sorte
Beaucoup de verdure autour des
maisons, sauf la nôtre, qui fait coin de rue, du côté
de la cuisine une décharge d'ordures, et côté séjour,
un passage étroit avec une autre maison et un jardin arrière
où notre propriétaire italien, le même que celui
de la station- service, cultive des tomates
Tout le long des rues,
de hauts poteaux en bois marron transportent d'innombrables fils électriques
et des transformateurs, comme des totems qu'on trouve dans toutes les
villes à l'ouest de Mississipi. Vision du West, les rues traversées
que par de rares voitures, un passant perdu parfois, des Indiens souvent,
et le vide sous le soleil, le vide sous les pluies diluviennes qui s'abattent
sur la région
J'aime m'asseoir sous le porche, jambes étendues sur la rambarde,
Stetson sur la tête et me demander quoi faire de la journée
pendant que Cindy travaille dans un grand resto assez select, le seul
avec une clientèle choisie au centre de cette ville, et parfois
je fais à pied des kilomètres pour la retrouver après
son travail, le soir ou la nuit, ce qui me permet de traverser les entrepôts
des trains de marchandises le long de la Columbia, endroit peuplé
de clochards des rails, avec leurs cercles autour des feux et qui me
laissaient le passage libre
Je passais donc beaucoup de temps sur mon porche, en compagnie de notre
jeune chienne Lucie, très sauvage, qui cassait souvent son attache
et allait vadrouiller dans le quartier, très espiègle
et joueuse mais pas une très bonne gardienne. Je l'ai eue chez
des Indiens encore toute petite, belle, orange et blanche, un Border
Collie, chien de berger, mais là, tout ce qu'elle faisait était
d'attirer des meutes de mâles quand elle était en chaleur,
surtout un, qui venait lui faire la cour, et ils se roulaient sur la
pelouse, gambadaient, lui très gentil avec elle, très
protecteur, énorme, un genre de bâtard Labrador, puissant,
elle toute menue à côté, et après, plus aucun
autre mâle ne pouvait l'approcher, le sien veillait sans conteste
Alors, quand lui venait la chercher, je la détachais et la laissais
partir en vadrouille et il la raccompagnait toujours
Pourquoi nous étions dans l'Oregon, je ne sais pas, nous aurions
pu nous arrêter n'importe où aussi bien que continuer notre
route, de même à Portland, mais enfin, nous étions
là et cela nous suffisait. Cindy connaissait des gens dans la
ville mais elle en connaissait partout
La ville me fascinait autant
qu'elle m'assommait par moments, mais c'était une expérience
nouvelle et cela aussi me suffisait. Pour commencer, c'est à
Portland que j'ai acheté mes premiers sneakers, enlevant ainsi
mon habitude de ne porter que des bottines mexicaines de cavalier, et
j'ai du m'adapter un certain temps pour pouvoir y marcher, ne sentant
ni n'entendant le sol sous mes pas
C'est également dans cette ambiance que je me suis mis à
écrire mon premier livre, entre le porche et le séjour
vide peint en blanc. Ce séjour possédait également
une cheminée mais elle tirait mal et après deux essais,
nous y avons renoncé, complètement enfumés, malgré
la beauté du feu dans cet espace vide, ce qui donnait une impression
de campement ouvert
En face, à la station -service, et
comme nous étions dans le West, j'avais un spectacle de voitures
anciennes qui défilaient, des superbes Studbakers, Chevrolets,
Thunderbirds, Cadillacs, Pontiacs des années cinquante et soixante,
à perdre les yeux
On peut les perdre aussi dans l'espace de la ville, ses avenues longues
et larges bordées de maisons individuelles avec jardins amples,
trottoirs avec pelouses, la Columbia qui pénètre en pleine
ville et reçoit des bateaux du Pacifique, ce manque de foules
ou de voitures, tout accentue cet espace qui se transforme en vide selon
l'humeur.
Un jour, celui de l'anniversaire de Cindy, nous décidons d'aller
sur la côte, d'abord une traversée de la grande forêt
qui la longe pour émerger vers une étendue immense au
milieu de laquelle se dressent des falaises isolées avec de la
végétation au sommet, comme des îles oubliées
par l'océan, et la plage sauvage parsemée d'arbres fossilisés
et de troncs échoués
Paysage d'estampes orientales
sur un océan qui n'a rien de pacifique, des houles énormes
viennent s'écraser sur les falaises, s'étendre sur le
sable et prolonger l'étendue infinie de l'horizon
L'espace
s'affirme ici, imprègne le caractère des habitants, renforce
l'individualité, ce qui me convient, moi qui aime autant la foule
que la solitude. Le sentiment de liberté est présent partout
et joue dans les relations humaines, très peu de choses sont
demandées pour un travail sinon de travailler, peu d'argent pour
louer et qu'on paye ensuite à la semaine, on vit le présent
d'une manière immédiate, une plénitude du moment
s'impose, chaque jour est nouveau, chaque moment est unique et chaque
population existe, cohabite, même si elles s'ignorent, ont un
espace pour s'exprimer
Tous peut-être sauf les Indiens qui
sont le moins chez eux, une méfiance et même une agressivité
envers eux due probablement à la culpabilité que ressentent
les descendants des colonisateurs et génocidaires, et étant
incapables de résoudre ce sentiment, admettre leur culpabilité,
ne font que maintenir un racisme dont ils sont finalement les victimes
aussi.
Sur un marché d'artisanat local, un grand Indien, cheveux longs,
est justement en face du stand que j'examine aussi, il prend un bijou
à la main pour entendre la vendeuse blanche lui gueuler dessus
de ne pas les toucher. Comme pris en faute, il le repose
J'interviens
en gueulant à mon tour sur la vendeuse, la traitant de raciste,
lui rappelant que c'est des bijoux indiens qu'elle vend et que ce type
est dans son pays, et pendant que l'Indien surpris s'éloigne
prudemment, malgré sa carrure, tous ceux alentour me fixent dans
un silence incertain, hostile, mais comme ils me voient déterminé,
personne ne dit rien, ni la vendeuse
puis elle se retrouve et
appelle à ma solidarité de Blanc, " c'est pas ton
affaire ", à quoi je lui réponds pas, puis je m'en
vais, une autre vision de la région s'imprègne en moi,
un sentiment plus réservé envers certains habitants du
coin
.
Un jour, une amie de Cindy qui travaille dans un fast food vient nous
voir. Très belle californienne, élancée, de belles
jambes avec des genoux bien marqués, cheveux blonds bouclés,
un visage charnel, dotée d'une énergie joyeuse et bondissante,
me propose de prendre du mescal. Elle a un paquet qu'elle m'abandonne
sur la table, puis les deux filles décident d'aller rouler et
je reste seul dans le blanc de notre maison avec un soleil éclatant
dehors qui écrase les ombres, le vide de la maison qui se prolonge
avec celui de la rue toute en longueur que traverse de temps en temps
une voiture
Et un silence qui s'étire dans le temps, envahit
tout l'espace
A travers le paquet en plastique transparent je vois des rondelles,
je l'ouvre, elles sont séchées, j'en prends une, la mâche
et l'avale, allume une cigarette, vais sur le porche, m'installe, observe,
attends un effet, le temps coule, je ne ressens rien, attends, vais
prendre un autre morceau, la chienne dort dans sa niche, tout est tranquille,
je suis en attente, une autre cigarette, le temps passe, un autre morceau
J'attends
Lentement, puis soudain, la luminosité augmente
comme s'il n'y en avait pas assez
les couleurs s'estompent et
tout devient écrasé sous une lumière blanche
Vision très crue, détaillée
même au
loin
et cette lumière crue
est intense
Je sais
que je monte maintenant à une vitesse prodigieuse
et cela
ne ressemble pas du tout à mes sensations sous LSD, ni au speed,
ni à la petite fumée
Ni à rien vu ni rêvé
auparavant
Pourtant, j'ai eu des voyages très visuels
Là non
ce n'est pas visuel, tout le corps et tout l'esprit
sont engagés dans cette lumière seule
qui s'accentue,
me mène vers un blanc absolu
Il me faut réagir que
je me dis, sans paniquer, sans rien d'excessif, au contraire, ne pas
essayer de retenir quoi que ce soit, encore moins de s'accrocher
Rester fluide, me laisser aller
prendre le courant
garder
l'esprit dans le flot de cette montée, tandis que mon corps,
je le sais, lui, tiendra le choc
Puis, à ma surprise, j'ai
une envie féroce de faire l'amour
Dans l'état où
je suis !
et du porche où je me trouve, sur ma gauche,
en haut de la rue, à plusieurs centaines de mètres, je
vois une femme qui tient un gosse par la main et qui avance doucement
dans ma direction
Je suis à l'ombre, je sais qu'elle ne
peut me voir
et je la fixe intensément, la vois de près
comme avec une jumelle et
elle est désirable
S'avance
doucement
Pris de panique qu'elle me voie dans l'intensité
de mes sens, sans parler de l'expression de mes yeux, je rentre dans
le séjour
Le reste de la rue et du croisement sont absolument
vides
J'allume une autre cigarette dont je ne ressens pas la fumée,
un temps long puis un temps court passe et je tourne la tête et
la vois dans le passage entre les deux maisons qui mène au jardin
de tomates, debout avec le gosse tenu à la main, et qui me fixe
à travers le vitre qui nous sépare, à portée
de main
On se fixe ainsi un moment, puis le fait qu'elle est avec
le gosse fait que je ne l'invite pas, me détourne comme si elle
n'était pas là, et un instant après, me retourne
Ni femme ni enfant dans le passage
Je sors sur le porche
disparus dans toutes les directions étendues que je vois
Nulle part
personne
La montée se poursuit stimulée par cette rencontre et
je me décide à sortir
descends le porche, prends
à gauche, en direction des rails, des entrepôts, du pont
qui travers la Columbia, pour aller au centre ville
Idée
folle mais que je ne contrôle pas
J'entends Lucie qui aboie
car je la laisse
et je m'éloigne de plus en plus
C'est un trajet de plusieurs kilomètres et il me faut une heure
en temps normal pour le parcourir
Là, je ne sais plus
J'avance, traverse des rues vides, des entrepôts où des
wagons solitaires roulent doucement, venus de nulle part, passe le pont
et l'hôtel juste à côté où un marin
fait le va -et- vient, absent dans ses pensées, un cargo soviétique
est amarré pas loin, étrange de le voir ici au milieu
des terres américaines, puis j'arrive dans le quartier des bars,
vitres sur rue, longs bars avec miroirs sur fond de bouteilles, individus
solitaires qui leur font face, silencieux, un rite important s'établit
ici, la recherche d'un oubli, d'une rencontre, de rien, je me demande
s'ils se regardent dans le miroir, s'ils se voient, lumières
aux néons tamisées, beaucoup d'ombre, fraîcheur
conditionnée, je passe
repasse devant de nombreux liquor
stores aux comptoirs de vente protégés par des vitres
pare-balles, quelques hobos traînent devant des tattoo parlors,
croisements de rues avec à chaque angle un bar, pas possible
de se tromper de direction et dans ce croisement, un Indien ivre le
traverse en biais, trois chapeaux encastrés sur la tête
Je remonte une rue qui plonge vers le business centre et dans la descente,
dans la lumière, dans le vide, tout le quartier est désert,
et pas un bar, café, rien, je vois se dessiner une silhouette
de femme en arrêt, aux hanches bien marquées, vêtue
de noir, une casquette sur la tête et elle est belle et j'allume
une clope et elle me voit venir et je lui fais un signe auquel elle
répond, je la vois sourire et elle me fait face et arrivé
à son niveau je lui lance si elle a du temps à offrir,
oui qu'elle répond et je suis ravi
quand je réalise
qu'elle porte un colt à la ceinture et je fais un pas en arrière,
m'excuse de l'avoir abordée et m'éloigne, la vois surprise,
me fait signe de revenir mais je suis incapable de lever une femme flic
dans mon état que je me dis et je continue ma descente de rue
et me retourne plusieurs fois et elle me suit du regard, n'a pas bougé
de sa place
et je me dis que merde, je ne suis pas bien dans ce
trip, cela ne devrait pas m'arriver une réaction pareille, mais
je continue ma route
Vieilles paranos, préjugés
qui reviennent ainsi gâcher tout
Pourtant aucune parano
n'est sans fondement chez moi, il est vrai que je suis entré
aux USA avec un vrai visa obtenu à Vancouver au consulat américain,
sur un faux passeport obtenu chez un ami à Milan, sans dire que
si je m'étais fait prendre, j'allais en prison, et que le suspense
a duré quelques heures, fallait laisser le passeport et revenir
plus tard le chercher, et qu'en plus, ils m'ont dit que c'est une exception
car il fallait obtenir ce visa au point de départ, à savoir
en Europe, hum
et le premier essai s'est soldé par un échec,
nous étions montés dans une camionnette avec des Chinois,
eux légaux, qui transportaient quelque chose entre Vancouver
et Seattle, mais comme nous étions les seuls européens,
ils nous ont repérés à la frontière et refoulés
et en plus, dès la première semaine de notre séjour
ici, je suis allé déguisé en touriste, avec ce
passeport, changer des faux travellers chèques que j'ai eu six
ans avant chez des amis italiens à London et qui m'ont rapporté
$1800,nous qui sommes arrivés fauchés sur la West Coast
tout en me faisant arnaquer au taux de change dans une banque locale
d'environs $50 que j'ai laissé faire, très amusé
au fond
Baiser le Système a toujours été
un plaisir à quelque niveau que ce soit
Alors, si je rate
la femme flic, ce n'est pas pour rien et cela prouve que malgré
l'intensité du mescal, je contrôle ma divagation à
travers la ville comme ma présence ici
Se laisser aller
et ne pas se perdre est un signe fort que je ressens en continuant mon
chemin
Arrive dans le down-town, je passe devant un lobby d'hôtel,
quelques machines automatiques à soda, une télé,
fauteuils occupés par des vieux en attente de plus rien, et assis
contre le mur verdâtre,et sur une chaise
Jimmy Hendrix
quelqu'un qui lui ressemble comme une photo d'époque
côté
fringues également, et moi qui ai vu Hendrix à Isle of
Wight derrière le scène où je campais avec mon
mini bus
je suis fasciné par sa présence ici, immobile,
inaperçu, dans ce lobby, ce qui fait que je décide de
hitch- hike un retour chez moi, me place sur une avenue en direction
de mon retour et attends une voiture qui veut bien passer et me prendre
Peu de voitures, beaucoup de soleil, ma lumière s'est stabilisée,
j'ai des accélérations mais sans dérapages, je
suis bien
Une longue caisse ralentit, s'arrête plus loin,
une brune de type italien au volant, mince, gueule typée, ouvre
la portière, porte un jeans serré et fendu aux chevilles,
des mules, sort de la caisse pour que je la voie, est petite, maquillée,
ongles longs, me parle, quelle direction ?, je lui réponds, elle
m'invite à monter, regagne son siège, retire à
la main une puis l'autre mule, se met à conduire
La caisse
est large, longue, une Cadillac années soixante, confortable,
elle parle pas mal, fume, est du type énergie électrique,
me plaît, je lui indique les directions verbalement, prononce
mal ou quoi
en tout cas elle ne comprend pas ou s'amuse, mais
on se paume dans des rues aux maisons toutes pareilles, arbres, pelouses,
croisements, poteaux électriques, tout se ressemble, elle pousse
la caisse, on roule, elle parle, je l'observe, il fait chaud, elle me
fait bander, tout va bien
The West is the best
comme le
dit Jim Morrison
Grâce à elle et ses arrêts
pour acheter des cigs, des sucreries, des sodas, je redescends un peu,
assez pour apprécier notre ballade qui va je ne sais où
pour finir dans un arrêt imprévu où elle se tourne
et me demande ce que je veux d'elle
Te faire l'amour que je lui
réponds, ce qui semble la détendre et la rassurer, elle
me propose d'aller sur le bord de la rivière, un coin qu'elle
connaît
et pourquoi pas et nous roulons vers un inconnu
qu'elle semble connaître
Du sable fin nous accueille entouré
de verdure, le vide, avec un flot puissant du fleuve noir, menaçant,
froid, qui passe à une vitesse
on ne fait aucun préliminaire,
c'est une empoignade sauvage de sa part qui me débarrasse de
mes fringues violemment et se jette comme un félin sur sa proie
Je me laisse faire car je sais que je suis bien, et où elle me
mène je veux l'atteindre
Une vraie femme avec tempérament
qui se donne bien mais qui sait prendre aussi, et toutes les initiatives
et même celles auxquelles je ne m'attendais pas
ou si peu
Son énergie électrique est bien là, mais c'est
une énergie qui me vitalise au lieu de me fatiguer, pas comme
certaines femmes qui prennent l'énergie sans rien donner en retour,
et c'est ce dont j'ai besoin en ce moment
Puis, je me glisse en
rampant dans l'eau là où elle est peu profonde et le choc
froid me paralyse au point de me tuer
et me redescend doucement
de mon mescal qui s'écoule
s'écoule avec le flot
tandis que les couleurs reviennent
tout reprend sa place
Elle finit par trouver ma maison et me déposer devant mon porche
avec une Lucie folle de joie
Je pénètre dans le
blanc de la maison, les deux filles sont là, bien en relief dans
ce blanc
et mon mescal repart, peut-être de les voir, les
entendre rigoler sur mon compte, me parler, bouger, en tout cas elles
me déversent un tas de trucs
m'ont-elles vu descendre de
la voiture ?
ce que j'ai de drôle je ne sais pas, je leur
réponds sans plus savoir, elles s'énervent, puis je m'énerve,
ça monte et je suis prêt à tout, même les
tabasser quand la copine
Samantha Fairchild propose d'aller chez
elle, oui en ce qui me concerne si je peux l'appeler Sam tout simplement,
ce n'est qu'un détail mais qui compte pour moi en ce moment,
et on embarque dans sa voiture pour rouler encore
Le long de la
route Sam devient Sasa et c'est moi qui rigole et elles me trouvent
puéril et ce n'est pas moins drôle car une fille aussi
bondissante doit porter un nom rythmé
Assis à l'arrière,
je m'offre le spectacle par les vitres, la ville devient plus campagnarde,
maisons plus espacées, elles devant parlent, pas trop, je vois
le visage de Sasa qui est un soleil, elle me fait penser à un
personnage de bande dessinée ou une pub pour le corn flakes,
très saine, lumineuse, très California beach
manque
plus qu'une chanson des Beach Boys,' California girls' et on y est,
mais nous n'y sommes pas et c'est tant mieux, j'exagère un peu
mais je mets ça sur le compte du mescal et de cette randonnée
qui nous amène à sa maison, un grand rez-de-chaussée
entouré d'arbres, pièces aux baies vitrées, des
chiens joyeux qui nous accueillent, une cheminée
sa salle
de bains qui ouvre sur le jardin arrière avec un arbre et une
balançoire
je peux l'imaginer dans sa baignoire sortant
nue sur le gazon et comme si elle avait lu mes pensées, une fois
installées dans la grande pièce elle va prendre un bain
et du canapé je peux la voir se glisser dedans et ma femme lui
parle, assise à côté de moi, cherche une musique
qu'elle met et je m'affale dans le sofa et ramasse de l'herbe que je
roule et fume et les chiens on les met dehors, ils sont trop joyeux
à mon goût et Sasa plane de me voir planer sur elle et
tout va bien
et je me lève pour aller la regarder dans
la baignoire et elle rigole et je veux y entrer, ce qui la fait pouffer,
me repousse, me repousse pour sortir, nue et superbe debout, dégoulinante,
s'enroule d'une serviette et vient rejoindre Cindy sur le canapé
et je les rejoins et me mets entre les deux
et cela les amuse,
elle se font des signes par-dessus
puis me passent la fumée
et je tire
Dehors, la nuit est descendue, les vitres renvoient une image en miroir
noir de nous qui ajoute une touche étrange à cette scène
et le feu dans la cheminé est allumé et c'est la seule
lumière virevoltante dans la pièce et par la porte ouverte
je vois la salle de bains avec une ampoule qui éclaire la baignoire
blanche à pieds de félins sous une lumière artificielle
statique, irréelle, qui se prolonge sur le gazon de la pelouse
par la porte ouverte et je dis merde aux surréalistes qui n'ont
rien à comparer avec ce que mes yeux voient
Notre monde
à nous, hors temps
est le flot de nos esprits réunis
avec le mescal et la fumée
Le mescal nous guide enlacés tous les trois au lit dans le silence
de la nuit clouée d'étoiles où glissent nos rêves
Portrait en mouvement (et en 10
minutes) par LUST
© Dragan
Babich. Tous droits réservés