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Pip

Un des éléments les plus importants de ma route est mon magic bus, un bleu blanc minibus VW avec porte latérale sur le côté et derrière, ce qui permet un accès ou sortie de plusieurs côtés… et dans lequel un lit fixe avait déjà été installé le jour de l'achat, qui s'est fait devant le centre américain, boulevard Raspail, à un Américain, qui m'avait par la même occasion vendu tout un jeu de papiers et de permis… Avec ceux que j'ai, ils me servent à passer tous les contrôles policiers, simplement je leur sors tout le jeu de papiers plus mes explications, ce qui décourage n'importe quel policier de faire son rapport. Un véritable laissez -passer que j'ai ainsi…
Le bus devient rapidement ma maison, et quand je ne roule pas, j'y habite là où je m'arrête sur la route… en ville je me gare en choisissant bien ma rue selon mon besoin du moment, sinon après avoir passé une soirée chez des gens de rencontre ou même des amis, je préfère, à leur surprise, descendre dormir dedans… Ainsi, je suis partout chez moi… Libre de déménager en tournant la clef de contact… Et malgré mes nombreuses connaissances, j'ai toujours besoin de moments de solitude, comme d'être en mouvement constant…
C'est une personnalité féminine the magic bus, à laquelle je parle doucement quand elle ne veut pas démarrer… come on now, be a nice girl… just do it… let's roll… en anglais bien entendu… et elle le fait toujours, parfois après que je l'ai poussé seul en sautant ensuite sur le siège et embrayant, mais jamais elle ne m'a jamais laissé en rade…
Alors, dans cette campagne du Surrey, à Dunsfold où j'habite avec ma femme et ma fille, avec mon herbe qui pousse, où mon père vient nous rendre visite de Paris, j'ai capitonné tout l'intérieur que j'ai ensuite recouvert de jute ocre, pour l'isoler contre le froid glaçant d'hiver ou la chaleur explosive d'été, car le métal ramasse tout, et je me suis occupé seul à réparer la carrosserie, également les freins à liquide qui restent un problème récurrent, puis installé des rideaux sur toutes les vitres, pour l'intimité en ville surtout… Ainsi, si je veux lire, je la déplace le soir dans une rue tranquille de Notting Hill par rapport à un lampadaire, me couche dans le lit, ouvre le rideau et lis tranquillement mon livre. Dedans, j'ai toujours un camping gaz pour faire du café, ma batterie de musique démontée, des disques, un électrophone à piles, sacs de couchage, des notes de route, fringues, bottes, poignards, photos, bouts de papiers avec des adresses, quelques boîtes de conserves, du H, bandanas, foulards londoniens, ouvre- boîte, une ou deux casseroles, fourchettes, plats en métal émaillé, des ceinturons en vieux cuir, bottes souples mexicaines de cavalier Jacca, un Stetson, du maquillage bleu, tout pour ma vie nomade… De l'encens également, du papier à rouler et toujours de quoi fumer… Un phare antibrouillard également, fixé par une ventouse au pare brise, est plus que nécessaire dans cette England ou London aux brouillards épais. Facilement orientable, il me sert également à faire des rencontres avec des filles, la nuit, sans sortir du bus… Si j'en repère une à distance, je l'allume, projette le faisceau vers elle, puis oriente le faisceau au sol, le raccourcis dans ma direction, elle le suit et le contact se fait ensuite… Ainsi, une nuit profonde, je tombe sur une qui monte dans le van et me dirige ensuite vers un énorme entrepôt de chaussures à l'étage d'un hangar en briques qui donne sur une grande pièce d'un côté et par une baie vitrée sur la rue de l'autre, et là, sans que je lui demande quoi que ce soit, elle me fait asseoir et se met à défiler, essayant toutes sortes de modèles à hauts talons, pendant que je plane ensuite entre ses cuisses et celle des brumes de la nuit. Je ne l'ai jamais revue ni pu resituer l'endroit, mais des rencontres semblables en pleine nuit, dans la rue ou même un des nombreux parcs de la ville, sont chose courante dans cette ville incroyable…
Beaucoup moins courante la rencontre, un soir que je suis avec trois amis anglais, tous en acide, nous traînons du coté de Lancaster Road, puis une virée au Electric cinéma, côté Portobello, fréquenté par des marginaux, où en première partie on projette toujours une vieille série noir et blanc de Flash Gordon qui a un grand succès, et où on peut également acheter du café ou du thé avec des sandwichs, avec parfois des guitaristes qui passent, un endroit de rencontre très chaleureux, loin de tout cinéma d'art ou quelque essai que ce soit, et comme dans tous les cinés locaux, on peut fumer à volonté, et en hiver, il y fait chaud, ce qui est appréciable… Libre circulation à l'intérieur comme vers l'extérieur une fois l'entrée payée..
Notre voyage d'acide est assez costaud en lui-même, mais par habitude, pour l'accentuer, pour aller au-delà de nos limites, nous nous installons au sol juste devant l'écran du film en couleurs qui passe, et cela devient absolument démentiel visuellement, nous sommes submergés, mais cela ne nous retient pas de rester, de fumer, et je me rends compte que c'est peut-être trop, qu'on va y rester, imploser, mais comme nous avons toute la salle derrière nous, aucun n'ose prendre l'initiative de battre en retraite…
Alors on reste…
Ce qui nous sauve de nous-mêmes et de l'acide, c'est l'arrivée de deux filles, minces, jeunes, menues, une blonde et une rousse, très fines, qui nous ont repérés et peut-être aussi notre état, s'assoient à côté, partagent notre fumée, pour nous inviter ensuite chez elles… On saute sur l'occasion de décrocher et dans mon bus, on roule un peu en dehors de notre territoire habituel, tout près d'un autre lieu de nos fréquentations, South Kensington et Earls Court, pour aller à Barons Court, une découverte pour nous… Mais on leur fait confiance…
Dans leur appartement du premier étage… Les filles sont bien, parlent pas trop, sourient, nous mettent à l'aise, ont le sens de la musique à jouer, sentent le trip sans qu'on leur dise, se déplacent pour qu'on les apprécie sans imposer, ont une manière de se couler dans l'espace, de le rendre flottant, donnent également de l'attention à tous… et tout en étant beaucoup plus jeunes que nous… nous surprennent par leur manières, elles sont là… nous font descendre avec du thé, des sucreries et surtout leur façon souple et naturelle de se déplacer, d'être légères, je me relâche, me laisse aller dans leur courant, ce qui finit par me faire bander, meilleur moyen de retrouver le corps dans un trip d'acide, le plus difficile aussi, mais sans trop savoir comment, je me retrouve avec la blonde en dehors de la ville, dans la campagne de Richmond, ce qui me semble loin, ne l'est pas, la distance et le temps complètement distordus, mais ce qui ne l'est pas, c'est la sensation merveilleuse de faire l'amour avec elle, le rideau ouvert sur le ciel, et ses fesses minuscules tiennent dans une de mes mains… Je suis vraiment bien…
Je suis tellement bien que l'image de son amie s'impose à moi d'une manière surprenante… Je ne peux m'en défaire et me dis que c'est elle dont j'ai envie et qu'il me faut la retrouver tout de suite… . Un peu précipitamment, on se rhabille et je prends la direction du retour tout en me disant que c'est trop tard, elle a dû se brancher avec un de mes copains, mais un espoir me pousse et le bus roule de son mieux, sacré vieille V.W., dans les quatre-vingt -dix sur le plat, sa vitesse maximale plus ou moins, ça dépend des jours, de la charge, de la route, peut même atteindre cent avec vent arrière, ou s'arrêter en pleine route, à court de volonté ou d'essence, car je n'ai pas de jauge, et je dois dans le doute la secouer à l'arrêt pour entendre le bruit de l'essence dans le réservoir et ainsi juger du niveau. J'ai un jerricane à l'arrière, mais cette nuit, il est vide… Nous arrivons quand même sans problème, montons et retrouvons l'ambiance qu'on a quittée.
Rien n'a changé… Ils sont tous là mes potes, l'autre fille… Elle me regarde, un petit sourire amusé comme si elle s'attendait à mon retour.
Je la prends à part. " J'ai à te parler. "
Elle rigole. " Je sais ce que tu vas me dire… "
Surpris, je tiens quand même à le lui dire. " Ecoute… je me suis rendu compte que… c'est avec toi que j'ai envie d'être… "
Elle rit, son visage fin est très beau. " Je sais ! "
" Tu ne m'en veux pas pour ta copine ? "
" Non… Mais j'ai quelque chose à te dire aussi "
Elle me surprend, elle n'a que dix -sept ans et pourtant ses réactions sont plus libres et détendues que les miennes. Elle me surprendrait moins si elle avait mon âge, je mettrais ça sur l'expérience et la vibration cool de London dans certains esprits du moment, mais là…
" Dis- moi… "
" Je fais tout avec toi sauf une chose ! "
Je suis complètement dépassé. " Dis… "
Elle s'approche de mon oreille…
Je le suis encore plus à l'entendre… J'éclate de rire. " C'est d'accord… " Mon regard la prend dans toute sa mesure… . " Quel est ton prénom ?" Pour dire quelque chose.
" On m'appelle Philippa… Mais c'est Pip ici… "
Au petit matin, mes potes se cassent. Je reste, me mets au lit avec elle, sa copine fait un peu la gueule, mais pas trop…
Nous sommes dans un autre monde où elle m'invite en m'offrant le secret de son amour, les matins sont toujours nouveaux, le temps qu'on partage vient d'ailleurs et rien ne peut l'endommager… Une fée galloise qui me promène dans une légende dont elle seule connaît le chemin… et je la suis ébloui par tant de couleurs sur tant d'horizons que toute ma fatigue de la route se dissipe… Je suis nouveau aussi dans son monde qui est tout en nuances, tout en force surprenante pour moi qui la vois encore du haut de mes sept ans de différence mais qui s'amenuise de jour en jour, pour finir par la suivre tout simplement…
Un soir, dans son quartier où je suis étranger, chez des connaissances à elle, une bande de mecs… nous fumons, ils sont hostiles, je les sens mal, mais Pip maintient un équilibre tout le long de la soirée, la seule fille présente, rien ne lui échappe et je n'ai qu'admiration… Puis, on se retire chez elle, on se met au lit, quand… par la fenêtre, un des mecs de la soirée apparaît.. Il remonte la vitre, enjambe, je suis prêt à bondir et lui rentrer dedans, l'éclater maintenant qu'il est seul, mais Pip me fait un signe de la main… et on se parle mieux qu'avec la voix… se lève, glisse une robe par dessus tête, lui a pénétré provocateur, elle lui fait face… Je me dis qu'il est plus sûr de lui qu'il ne peut assumer, mais je cède à l'intonation silencieuse de Pip de la laisser faire.
Je veux voir aussi ce qu'elle va faire.
" Que veux-tu ? " elle lance d'un ton est calme, ferme.
Il est surpris, cherche une réponse. " Fumer. "
Elle ramasse un joint, l'allume, tire une taffe rapide, me le passe, lui fait face debout, il reste là où il est, je tire machinalement, le fixe toujours avec la même envie, rends le joint à Pip, qui le lui tend. " Fume ! "
Il le prend, tire, veut repasser, elle refuse, lui intime de fumer d'un coup de tête, le quitte pas du regard.
Il perd toute contenance.
Je suis ravi d'elle…
Il fume, tire, tend le joint à Pip qui l'écrase dans le cendrier.
" T'as fumé ? Tu te casses maintenant ! "
Il fait un pas dans la direction de la porte.
" Non… Par où tu es rentré… "
Scié, il la fixe, se fait petit, recule, reprend la fenêtre et ressort.
J'éclate de rire. " Tu es incroyable ! "
Elle glisse sa robe, bloque la fenêtre, vient se coucher, se blottit, minuscule et tendre. " Tu vois, pas besoin de te déranger… "
Un jour, elle m'annonce qu'elle fait une fête chez elle car son boyfriend vient du Pays de Galles, de passage vers les USA. Me voilà surpris, je me croyais l'être, mais comme je vis aussi à la campagne avec ma fille et ma femme, et elle le sait, je n'ai vraiment rien à dire que d'accepter. Beaucoup de monde, elle me présente un mec de mon âge, beau, très cool, nous sympathisons pendant le fête au point que j'ai un scrupule de casser un rapport entre eux, c'est la manière dont je le vois, pas débarrassé de tous mes préjugés de la société, et finis par quitter son appartement pour monter en bas dans mon bus qui m'attend toujours. Elle sort précipitamment en haut de l'escalier et m'interpelle pour savoir pourquoi je pars, et quand je lui explique ma raison, elle me dit que je suis fou, que son mec est au courant qu'elle est avec moi maintenant, que de toute façon il part pour l'Amérique et que je suis stupide si je suis jaloux car lui il ne l'est pas… Comme j'hésite car je ne sais plus quoi dire ou faire, elle me dit d'attendre une minute et qu'elle revient, en effet, avec quelques affaires et monte .
" Voilà, tout est OK, si tu pars, je viens. La fête peut aller sans nous ". Rit là-dessus, comme d'une bonne blague.
Je démarre…
Je la vois descendue d'un rayon de lune sur son visage à côté du mien, dans la nuit de mon bus garé à Notting Hill, Ladbroke Grove… et je me demande comment il est, ce Pays de Galles pour avoir une fille comme elle, d'une beauté qui se découvre quand on s'y attend le moins, dans un sommeil abandonné, aux gestes les plus simples de la journée, une beauté oubliée, naturelle, elle si pâle dans sa peau nue que d'un frôlement je la couvre pour sentir sa chaleur auprès de mon corps qui m'invite à l'aimer…
London est un rêve, comme toujours, comme la première fois, quatre ans plus tôt déjà, quittant la fac à Paris, pour arriver au hasard dans l'ouest de cette ville et découvrir un autre monde, si près d'où je viens, si éloigné pourtant dans les rapports entre garçons et filles, dans la vie au quotidien, sa culture nouvelle, et surtout les filles plus belles que belles, avec ce rayon de lumière dans leurs yeux, cette simplicité d'aimer, cette franchise du moment, moi qui croyais savoir… et qui ne savais pas, et me revoilà, plongé dans son mystère par cette fille qui m'ouvre des voies nouvelles, encore insoupçonnées…
Tous les matins sont frais de voir son visage s'ouvrir, son regard s'illuminer dès qu'elle ouvre les yeux, et moi qui suis peu curieux, je finis par lui demander ce matin- là où elle va pour son travail, et quand elle me dit qu'elle vend dans un sexe shop, j'ai un choc, puis je lui dis qu'elle est une faveur imméritée pour ces porcs qui y viennent acheter leurs gadgets et qu'elle devrait pas les servir, elle répond que c'est bien payé, facile comme job, mais comme elle voit que cela m'ennuie, me dis qu'elle le quitte ce jour même… Puis le fait…
Nous vivons ainsi un moment, elle tout le temps avec moi dans le bus à London, puis elle quitte son appartement pour trouver une chambre du côté de Lancaster Road.
Je retourne aussi dans la campagne voir ma fille, passer du temps avec sa mère, pour retourner en ville après cinquante miles de route pour traverser Battersea Bridge et retrouver la ville. A chaque virage, un paysage qui me paraît nouveau s'ouvre, j'y découvre toujours quelque chose et les rencontres sont un plaisir et une surprise dans cet espace qui vit dans un temps hors du temps, chaque jour est une page blanche où je peux inscrire ma vie comme un éternel début…
Partout où nous allons, partout où nous passons, à chaque occasion que nos regards se trouvent dans un espace accueillant, nous faisons l'amour pour repartir frais vers un lieu encore à découvrir…
C'est une vie en profondeur où je me plonge pour mieux monter, une mise à jour d'un esprit ouvert pour voir le temps dans toute son étendue, et je me laisse guider par ses pas légers qui m'entraînent…
A Lancaster Road je glisse au hasard mon envie de trouver un cuir avec cette fine rayure blanche sur les coutures externes et qu'elle se propose en silence de me trouver… pour disparaître un jour, partie pour le Continent… et que je regrette ensuite d'avoir même pensé, comme ça, à haute voix… J'attends ses nouvelles, espère le retour à chaque passage à London qui se font plus courts depuis son absence…
Je vis bien pourtant dans le village grâce à ma fille, dont chaque geste, chaque expression est une découverte qui m'entraîne dans son monde à elle qui est tout neuf… Qu'elle est belle dans son exploration émerveillée que nous partageons sa mère et moi. Et cette campagne est mystérieuse, remplie d'arbres, de brouillards, d'animaux, de tout ce qu'on voit ou pas…
Je me sens fort et heureux, mais Pip me manque… et plus que ça…
On ne choisit pas son destin, c'est lui qui vous choisit, je me laisse faire dans le temps qui m'est donné, d'un bien- être au désir de la revoir, avec tous les risques et contradictions que cela porte… à un après-midi, seul dans notre chambre à Lancaster Road, avec un lit, un lavabo et un miroir, peu de choses à faire sinon l'attendre, quand la porte s'ouvre et Pip entre dans un élan, s'arrête sur le pas et lance au sol le blouson qu'elle tenait à la main.
" Tiens, ton blouson !" qui atterrit au sol.
Je m'avance vers elle, ravi de la voir, ouvre les bras pour la recevoir, elle se dérobe.. .
" Tu voulais ton blouson… tu l'as… J'ai dû aller à Amsterdam pour le trouver… et baiser pour l'avoir… " Furieuse, se laisse enlacer, un peu raide. Se détend ensuite quand elle sent toute ma tendresse qui passe, mon admiration qu'elle connaît et qui se confirme, un sentiment de culpabilité qui me saisit, celui de ne jamais être à la hauteur… qu'elle me dépasse toujours… et que je ne cache pas…
" Essaie- le au moins ! " qu'elle m'offre comme sortie.
Je le ramasse et il me va parfaitement.
" Ce blouson ne me quittera plus sur la route… les années à venir… " que je lui promets…

Collage 1976 "Fuk off" (120x80 cm )

© Dragan Babich. Tous droits réservés