Pip
Un des éléments les plus
importants de ma route est mon magic bus, un bleu blanc minibus VW avec
porte latérale sur le côté et derrière, ce
qui permet un accès ou sortie de plusieurs côtés
et dans lequel un lit fixe avait déjà été
installé le jour de l'achat, qui s'est fait devant le centre
américain, boulevard Raspail, à un Américain, qui
m'avait par la même occasion vendu tout un jeu de papiers et de
permis
Avec ceux que j'ai, ils me servent à passer tous
les contrôles policiers, simplement je leur sors tout le jeu de
papiers plus mes explications, ce qui décourage n'importe quel
policier de faire son rapport. Un véritable laissez -passer que
j'ai ainsi
Le bus devient rapidement ma maison, et quand je ne roule pas, j'y habite
là où je m'arrête sur la route
en ville je
me gare en choisissant bien ma rue selon mon besoin du moment, sinon
après avoir passé une soirée chez des gens de rencontre
ou même des amis, je préfère, à leur surprise,
descendre dormir dedans
Ainsi, je suis partout chez moi
Libre de déménager en tournant la clef de contact
Et malgré mes nombreuses connaissances, j'ai toujours besoin
de moments de solitude, comme d'être en mouvement constant
C'est une personnalité féminine the magic bus, à
laquelle je parle doucement quand elle ne veut pas démarrer
come on now, be a nice girl
just do it
let's roll
en anglais bien entendu
et elle le fait toujours, parfois après
que je l'ai poussé seul en sautant ensuite sur le siège
et embrayant, mais jamais elle ne m'a jamais laissé en rade
Alors, dans cette campagne du Surrey, à Dunsfold où j'habite
avec ma femme et ma fille, avec mon herbe qui pousse, où mon
père vient nous rendre visite de Paris, j'ai capitonné
tout l'intérieur que j'ai ensuite recouvert de jute ocre, pour
l'isoler contre le froid glaçant d'hiver ou la chaleur explosive
d'été, car le métal ramasse tout, et je me suis
occupé seul à réparer la carrosserie, également
les freins à liquide qui restent un problème récurrent,
puis installé des rideaux sur toutes les vitres, pour l'intimité
en ville surtout
Ainsi, si je veux lire, je la déplace
le soir dans une rue tranquille de Notting Hill par rapport à
un lampadaire, me couche dans le lit, ouvre le rideau et lis tranquillement
mon livre. Dedans, j'ai toujours un camping gaz pour faire du café,
ma batterie de musique démontée, des disques, un électrophone
à piles, sacs de couchage, des notes de route, fringues, bottes,
poignards, photos, bouts de papiers avec des adresses, quelques boîtes
de conserves, du H, bandanas, foulards londoniens, ouvre- boîte,
une ou deux casseroles, fourchettes, plats en métal émaillé,
des ceinturons en vieux cuir, bottes souples mexicaines de cavalier
Jacca, un Stetson, du maquillage bleu, tout pour ma vie nomade
De l'encens également, du papier à rouler et toujours
de quoi fumer
Un phare antibrouillard également, fixé
par une ventouse au pare brise, est plus que nécessaire dans
cette England ou London aux brouillards épais. Facilement orientable,
il me sert également à faire des rencontres avec des filles,
la nuit, sans sortir du bus
Si j'en repère une à
distance, je l'allume, projette le faisceau vers elle, puis oriente
le faisceau au sol, le raccourcis dans ma direction, elle le suit et
le contact se fait ensuite
Ainsi, une nuit profonde, je tombe
sur une qui monte dans le van et me dirige ensuite vers un énorme
entrepôt de chaussures à l'étage d'un hangar en
briques qui donne sur une grande pièce d'un côté
et par une baie vitrée sur la rue de l'autre, et là, sans
que je lui demande quoi que ce soit, elle me fait asseoir et se met
à défiler, essayant toutes sortes de modèles à
hauts talons, pendant que je plane ensuite entre ses cuisses et celle
des brumes de la nuit. Je ne l'ai jamais revue ni pu resituer l'endroit,
mais des rencontres semblables en pleine nuit, dans la rue ou même
un des nombreux parcs de la ville, sont chose courante dans cette ville
incroyable
Beaucoup moins courante la rencontre, un soir que je suis avec trois
amis anglais, tous en acide, nous traînons du coté de Lancaster
Road, puis une virée au Electric cinéma, côté
Portobello, fréquenté par des marginaux, où en
première partie on projette toujours une vieille série
noir et blanc de Flash Gordon qui a un grand succès, et où
on peut également acheter du café ou du thé avec
des sandwichs, avec parfois des guitaristes qui passent, un endroit
de rencontre très chaleureux, loin de tout cinéma d'art
ou quelque essai que ce soit, et comme dans tous les cinés locaux,
on peut fumer à volonté, et en hiver, il y fait chaud,
ce qui est appréciable
Libre circulation à l'intérieur
comme vers l'extérieur une fois l'entrée payée..
Notre voyage d'acide est assez costaud en lui-même, mais par habitude,
pour l'accentuer, pour aller au-delà de nos limites, nous nous
installons au sol juste devant l'écran du film en couleurs qui
passe, et cela devient absolument démentiel visuellement, nous
sommes submergés, mais cela ne nous retient pas de rester, de
fumer, et je me rends compte que c'est peut-être trop, qu'on va
y rester, imploser, mais comme nous avons toute la salle derrière
nous, aucun n'ose prendre l'initiative de battre en retraite
Alors on reste
Ce qui nous sauve de nous-mêmes et de l'acide, c'est l'arrivée
de deux filles, minces, jeunes, menues, une blonde et une rousse, très
fines, qui nous ont repérés et peut-être aussi notre
état, s'assoient à côté, partagent notre
fumée, pour nous inviter ensuite chez elles
On saute sur
l'occasion de décrocher et dans mon bus, on roule un peu en dehors
de notre territoire habituel, tout près d'un autre lieu de nos
fréquentations, South Kensington et Earls Court, pour aller à
Barons Court, une découverte pour nous
Mais on leur fait
confiance
Dans leur appartement du premier étage
Les filles sont
bien, parlent pas trop, sourient, nous mettent à l'aise, ont
le sens de la musique à jouer, sentent le trip sans qu'on leur
dise, se déplacent pour qu'on les apprécie sans imposer,
ont une manière de se couler dans l'espace, de le rendre flottant,
donnent également de l'attention à tous
et tout
en étant beaucoup plus jeunes que nous
nous surprennent
par leur manières, elles sont là
nous font descendre
avec du thé, des sucreries et surtout leur façon souple
et naturelle de se déplacer, d'être légères,
je me relâche, me laisse aller dans leur courant, ce qui finit
par me faire bander, meilleur moyen de retrouver le corps dans un trip
d'acide, le plus difficile aussi, mais sans trop savoir comment, je
me retrouve avec la blonde en dehors de la ville, dans la campagne de
Richmond, ce qui me semble loin, ne l'est pas, la distance et le temps
complètement distordus, mais ce qui ne l'est pas, c'est la sensation
merveilleuse de faire l'amour avec elle, le rideau ouvert sur le ciel,
et ses fesses minuscules tiennent dans une de mes mains
Je suis
vraiment bien
Je suis tellement bien que l'image de son amie s'impose à moi
d'une manière surprenante
Je ne peux m'en défaire
et me dis que c'est elle dont j'ai envie et qu'il me faut la retrouver
tout de suite
. Un peu précipitamment, on se rhabille et
je prends la direction du retour tout en me disant que c'est trop tard,
elle a dû se brancher avec un de mes copains, mais un espoir me
pousse et le bus roule de son mieux, sacré vieille V.W., dans
les quatre-vingt -dix sur le plat, sa vitesse maximale plus ou moins,
ça dépend des jours, de la charge, de la route, peut même
atteindre cent avec vent arrière, ou s'arrêter en pleine
route, à court de volonté ou d'essence, car je n'ai pas
de jauge, et je dois dans le doute la secouer à l'arrêt
pour entendre le bruit de l'essence dans le réservoir et ainsi
juger du niveau. J'ai un jerricane à l'arrière, mais cette
nuit, il est vide
Nous arrivons quand même sans problème,
montons et retrouvons l'ambiance qu'on a quittée.
Rien n'a changé
Ils sont tous là mes potes, l'autre
fille
Elle me regarde, un petit sourire amusé comme si
elle s'attendait à mon retour.
Je la prends à part. " J'ai à te parler. "
Elle rigole. " Je sais ce que tu vas me dire
"
Surpris, je tiens quand même à le lui dire. " Ecoute
je me suis rendu compte que
c'est avec toi que j'ai envie d'être
"
Elle rit, son visage fin est très beau. " Je sais ! "
" Tu ne m'en veux pas pour ta copine ? "
" Non
Mais j'ai quelque chose à te dire aussi "
Elle me surprend, elle n'a que dix -sept ans et pourtant ses réactions
sont plus libres et détendues que les miennes. Elle me surprendrait
moins si elle avait mon âge, je mettrais ça sur l'expérience
et la vibration cool de London dans certains esprits du moment, mais
là
" Dis- moi
"
" Je fais tout avec toi sauf une chose ! "
Je suis complètement dépassé. " Dis
"
Elle s'approche de mon oreille
Je le suis encore plus à l'entendre
J'éclate de
rire. " C'est d'accord
" Mon regard la prend dans toute
sa mesure
. " Quel est ton prénom ?" Pour dire
quelque chose.
" On m'appelle Philippa
Mais c'est Pip ici
"
Au petit matin, mes potes se cassent. Je reste, me mets au lit avec
elle, sa copine fait un peu la gueule, mais pas trop
Nous sommes dans un autre monde où elle m'invite en m'offrant
le secret de son amour, les matins sont toujours nouveaux, le temps
qu'on partage vient d'ailleurs et rien ne peut l'endommager
Une
fée galloise qui me promène dans une légende dont
elle seule connaît le chemin
et je la suis ébloui
par tant de couleurs sur tant d'horizons que toute ma fatigue de la
route se dissipe
Je suis nouveau aussi dans son monde qui est
tout en nuances, tout en force surprenante pour moi qui la vois encore
du haut de mes sept ans de différence mais qui s'amenuise de
jour en jour, pour finir par la suivre tout simplement
Un soir, dans son quartier où je suis étranger, chez des
connaissances à elle, une bande de mecs
nous fumons, ils
sont hostiles, je les sens mal, mais Pip maintient un équilibre
tout le long de la soirée, la seule fille présente, rien
ne lui échappe et je n'ai qu'admiration
Puis, on se retire
chez elle, on se met au lit, quand
par la fenêtre, un des
mecs de la soirée apparaît.. Il remonte la vitre, enjambe,
je suis prêt à bondir et lui rentrer dedans, l'éclater
maintenant qu'il est seul, mais Pip me fait un signe de la main
et on se parle mieux qu'avec la voix
se lève, glisse une
robe par dessus tête, lui a pénétré provocateur,
elle lui fait face
Je me dis qu'il est plus sûr de lui qu'il
ne peut assumer, mais je cède à l'intonation silencieuse
de Pip de la laisser faire.
Je veux voir aussi ce qu'elle va faire.
" Que veux-tu ? " elle lance d'un ton est calme, ferme.
Il est surpris, cherche une réponse. " Fumer. "
Elle ramasse un joint, l'allume, tire une taffe rapide, me le passe,
lui fait face debout, il reste là où il est, je tire machinalement,
le fixe toujours avec la même envie, rends le joint à Pip,
qui le lui tend. " Fume ! "
Il le prend, tire, veut repasser, elle refuse, lui intime de fumer d'un
coup de tête, le quitte pas du regard.
Il perd toute contenance.
Je suis ravi d'elle
Il fume, tire, tend le joint à Pip qui l'écrase dans le
cendrier.
" T'as fumé ? Tu te casses maintenant ! "
Il fait un pas dans la direction de la porte.
" Non
Par où tu es rentré
"
Scié, il la fixe, se fait petit, recule, reprend la fenêtre
et ressort.
J'éclate de rire. " Tu es incroyable ! "
Elle glisse sa robe, bloque la fenêtre, vient se coucher, se blottit,
minuscule et tendre. " Tu vois, pas besoin de te déranger
"
Un jour, elle m'annonce qu'elle fait une fête chez elle car son
boyfriend vient du Pays de Galles, de passage vers les USA. Me voilà
surpris, je me croyais l'être, mais comme je vis aussi à
la campagne avec ma fille et ma femme, et elle le sait, je n'ai vraiment
rien à dire que d'accepter. Beaucoup de monde, elle me présente
un mec de mon âge, beau, très cool, nous sympathisons pendant
le fête au point que j'ai un scrupule de casser un rapport entre
eux, c'est la manière dont je le vois, pas débarrassé
de tous mes préjugés de la société, et finis
par quitter son appartement pour monter en bas dans mon bus qui m'attend
toujours. Elle sort précipitamment en haut de l'escalier et m'interpelle
pour savoir pourquoi je pars, et quand je lui explique ma raison, elle
me dit que je suis fou, que son mec est au courant qu'elle est avec
moi maintenant, que de toute façon il part pour l'Amérique
et que je suis stupide si je suis jaloux car lui il ne l'est pas
Comme j'hésite car je ne sais plus quoi dire ou faire, elle me
dit d'attendre une minute et qu'elle revient, en effet, avec quelques
affaires et monte .
" Voilà, tout est OK, si tu pars, je viens. La fête
peut aller sans nous ". Rit là-dessus, comme d'une bonne
blague.
Je démarre
Je la vois descendue d'un rayon de lune sur son visage à côté
du mien, dans la nuit de mon bus garé à Notting Hill,
Ladbroke Grove
et je me demande comment il est, ce Pays de Galles
pour avoir une fille comme elle, d'une beauté qui se découvre
quand on s'y attend le moins, dans un sommeil abandonné, aux
gestes les plus simples de la journée, une beauté oubliée,
naturelle, elle si pâle dans sa peau nue que d'un frôlement
je la couvre pour sentir sa chaleur auprès de mon corps qui m'invite
à l'aimer
London est un rêve, comme toujours, comme la première fois,
quatre ans plus tôt déjà, quittant la fac à
Paris, pour arriver au hasard dans l'ouest de cette ville et découvrir
un autre monde, si près d'où je viens, si éloigné
pourtant dans les rapports entre garçons et filles, dans la vie
au quotidien, sa culture nouvelle, et surtout les filles plus belles
que belles, avec ce rayon de lumière dans leurs yeux, cette simplicité
d'aimer, cette franchise du moment, moi qui croyais savoir
et
qui ne savais pas, et me revoilà, plongé dans son mystère
par cette fille qui m'ouvre des voies nouvelles, encore insoupçonnées
Tous les matins sont frais de voir son visage s'ouvrir, son regard s'illuminer
dès qu'elle ouvre les yeux, et moi qui suis peu curieux, je finis
par lui demander ce matin- là où elle va pour son travail,
et quand elle me dit qu'elle vend dans un sexe shop, j'ai un choc, puis
je lui dis qu'elle est une faveur imméritée pour ces porcs
qui y viennent acheter leurs gadgets et qu'elle devrait pas les servir,
elle répond que c'est bien payé, facile comme job, mais
comme elle voit que cela m'ennuie, me dis qu'elle le quitte ce jour
même
Puis le fait
Nous vivons ainsi un moment, elle tout le temps avec moi dans le bus
à London, puis elle quitte son appartement pour trouver une chambre
du côté de Lancaster Road.
Je retourne aussi dans la campagne voir ma fille, passer du temps avec
sa mère, pour retourner en ville après cinquante miles
de route pour traverser Battersea Bridge et retrouver la ville. A chaque
virage, un paysage qui me paraît nouveau s'ouvre, j'y découvre
toujours quelque chose et les rencontres sont un plaisir et une surprise
dans cet espace qui vit dans un temps hors du temps, chaque jour est
une page blanche où je peux inscrire ma vie comme un éternel
début
Partout où nous allons, partout où nous passons, à
chaque occasion que nos regards se trouvent dans un espace accueillant,
nous faisons l'amour pour repartir frais vers un lieu encore à
découvrir
C'est une vie en profondeur où je me plonge pour mieux monter,
une mise à jour d'un esprit ouvert pour voir le temps dans toute
son étendue, et je me laisse guider par ses pas légers
qui m'entraînent
A Lancaster Road je glisse au hasard mon envie de trouver un cuir avec
cette fine rayure blanche sur les coutures externes et qu'elle se propose
en silence de me trouver
pour disparaître un jour, partie
pour le Continent
et que je regrette ensuite d'avoir même
pensé, comme ça, à haute voix
J'attends ses
nouvelles, espère le retour à chaque passage à
London qui se font plus courts depuis son absence
Je vis bien pourtant dans le village grâce à ma fille,
dont chaque geste, chaque expression est une découverte qui m'entraîne
dans son monde à elle qui est tout neuf
Qu'elle est belle
dans son exploration émerveillée que nous partageons sa
mère et moi. Et cette campagne est mystérieuse, remplie
d'arbres, de brouillards, d'animaux, de tout ce qu'on voit ou pas
Je me sens fort et heureux, mais Pip me manque
et plus que ça
On ne choisit pas son destin, c'est lui qui vous choisit, je me laisse
faire dans le temps qui m'est donné, d'un bien- être au
désir de la revoir, avec tous les risques et contradictions que
cela porte
à un après-midi, seul dans notre chambre
à Lancaster Road, avec un lit, un lavabo et un miroir, peu de
choses à faire sinon l'attendre, quand la porte s'ouvre et Pip
entre dans un élan, s'arrête sur le pas et lance au sol
le blouson qu'elle tenait à la main.
" Tiens, ton blouson !" qui atterrit au sol.
Je m'avance vers elle, ravi de la voir, ouvre les bras pour la recevoir,
elle se dérobe.. .
" Tu voulais ton blouson
tu l'as
J'ai dû aller
à Amsterdam pour le trouver
et baiser pour l'avoir
" Furieuse, se laisse enlacer, un peu raide. Se détend ensuite
quand elle sent toute ma tendresse qui passe, mon admiration qu'elle
connaît et qui se confirme, un sentiment de culpabilité
qui me saisit, celui de ne jamais être à la hauteur
qu'elle me dépasse toujours
et que je ne cache pas
" Essaie- le au moins ! " qu'elle m'offre comme sortie.
Je le ramasse et il me va parfaitement.
" Ce blouson ne me quittera plus sur la route
les années
à venir
" que je lui promets
Collage 1976 "Fuk off" (120x80
cm )